« Arrêtons de chercher la responsabilité des pénuries chez les répartiteurs pharmaceutiques » Rencontre avec Emmanuel Déchin, Délégué Général de la Chambre Syndicale de la Répartition Pharmaceutique (CSRP)

Rencontre avec Emmanuel Déchin, Délégué général de la Chambre Syndicale de la Répartition Pharmaceutique (CSRP) « Arrêtons de chercher la responsabilité des pénuries chez les répartiteurs pharmaceutiques »

Revue Pharma : Depuis une dizaine d’années, vous alertez régulièrement sur la situation économique des grossistes-répartiteurs. Avez-vous réussi à sortir la tête de l’eau ? Emmanuel Déchin : Cela fait des années que la situation est difficile. À tel point que nous avions réussi à négocier un plan de soutien économique avec le gouvernement qui s’étalait de 2020 à 2022 et comportait trois mesures, pour un total de 90 millions d’euros. La première, en 2020, était l’augmentation de la marge à 6,93 % du PFHT (prix fabricant hors taxe) avec un plafond à 32,50 € contre 30 euros auparavant. Cette mesure a permis 30 millions d’euros de gain pour les grossistes répartiteurs. Puis en 2021, nous avons pu bénéficier de la baisse de la contribution sur la vente en gros et en 2022 de la création d’un forfait supplémentaire pour les médicaments de la chaine du froid, à hauteur de 0,63 euro par boite. Donc, en 2022, tout allait bien, jusqu’à ce que le tableau ne s’assombrisse.

Avec une inflation galopante en 2022, quelles ont été les conséquences pour la répartition ? Nous avons été très fortement et très lourdement impactés par l’inflation. Entre les coûts de l’énergie et l’augmentation des salaires : nous avons chiffré l’impact de l’inflation en 2022 à 45 millions d’euros pour le secteur de la répartition. Et à plus de 40 millions pour 2023. Donc, en deux ans, nous allons avoir quasiment absorbé le plan de soutien de 90 millions… Nous sommes revenus à la situation d’avant 2020, et le secteur peine encore à être à l’équilibre. La répartition représente un réseau de 178 agences en France métropolitaine et 11 000 salariés. La situation est très difficile et déjà certains acteurs ferment des agences.

Dans ce contexte, qu’allez-vous pousser comme proposition auprès du gouvernement pour le PLFSS 2024 ? Le premier levier que l’on souhaite actionner n’est pas original – et cela fait des années qu’on le réclame – c’est celui qui consiste à baisser la contribution sur la vente en gros. Aujourd’hui, cette taxe représente 190 millions d’euros pour la répartition, c’est très pénalisant. À un moment où les répartiteurs pharmaceutiques ont fait la preuve de leur utilité pendant la crise Covid, pour l’accès au médicament, où régulièrement le gouvernement nous sollicite lors des épisodes de tension pour assurer une distribution la plus équitable possible sur le territoire, ça n’a pas de sens de continuer à ponctionner, chaque année, près de 200 millions à la profession. Donc nous réclamons de baisser cette contribution sur les ventes en gros de 1,50% à 1,20%.

Nous sommes des grossistes et donc notre rémunération se base sur la marge de distribution. Notre seconde demande pour le PLFSS est très simple : relever le plafond de 32,50 euros à environ 40 euros. Ça a d’autant plus de sens dans un marché tiré par les médicaments chers.

Y a-t-il toujours une progression des shorts-liners dans le secteur ? Aujourd’hui, il y a 43 entreprises « short-liners » en France métropolitaine, alors qu’à la chambre syndicale il y a7 grossistes-répartiteurs. C’est un sujet compliqué par nature, car les shorts liner ont le statut de grossistes-répartiteurs, avec une autorisation d’ouverture délivrée par l’ANSM. Or, la plupart d’entre eux sont vraisemblablement incapables de respecter les obligations de services publics qui incombent aux répartiteurs. Et depuis quelques années, ce phénomène augmente. Désormais, en part de marché, les short-liners représentent 3,5% du chiffre d’affaires de la répartition, et pas loin de 6% des volumes, avec un mixte produit qui n’est pas du tout les mêmes que celui des grossistes full liner.

Quid des sanctions ? 

Les short-liners n’ont apparemment pas les moyens de respecter leurs obligations de service public : livrer en 24 heures toutes les pharmacies qui leur passent commande. Mais encore faut-il arriver à le démontrer ! Il faut des inspections et des contrôles, mais il n’est pas rare qu’en l’inspection initiale de l’ANSM et la décision définitive il se passe un an, voire plus. Faudrait-il instaurer une première inspection à l’ouverture ? Peut-être. Dans le PLFSS 2022, un amendement proposait de durcir les sanctions pénales contre les grossistes-répartiteurs qui ne respectaient par leurs obligations, en cas de récidive. Mais il s’agissait d’alourdir des sanctions qui ne sont jamais utilisées dans les faits ! La question des shorts liners est complexe. Ce qui est certain, c’est que leur existence nuit à l’image de la profession.
 
Depuis le début de l’année, les ruptures de stock se multiplient et, en parallèle, l’exécutif tente de déployer son plan, avec, en juin dernier, l’établissement d’une liste de 450 médicaments essentiels. Qu’en pensez-vous ? Qu’est-ce que cette liste va changer pour vous ?

Nous demandions depuis des années une liste de médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) pour y voir plus clair. Le gouvernement a dressé une liste de 450 molécules.

« essentiels », mais qui correspondent en pratique à 4 500références ! C’est énorme quand on sait qu’il y a environ 12000 références commercialisées en France. Par exemple, il y a toutes les statines, est-ce vraiment nécessaire ? Honnêtement, je m’attendais à une liste très différente… La question que nous nous posons en tant que grossistes c’est : quel sera le statut juridique de ces médicaments ? Je n’en sais rien. Mais si on imagine imposer 4 mois de stocks sur 5000 références, j’ai du mal à voir comment ça peut être possible, sachant que les laboratoires ont déjà du mal à respecter les contraintes existantes.
 

Quel regard portez-vous sur ces tensions d’approvisionnement et la place des grossistes- répartiteurs ? Tous les jours, deux fois par jour, les répartiteurs livrent les ocines, avec une obligation de service public qui nous impose de livrer le pharmacien qui nous passe la commande, quel que soit le contexte, dans les 24 heures. En réalité, les ruptures totales de stock restent exceptionnelles, et nous souffrons surtout des tensions d’approvisionnement. Le problème actuel, c’est qu’il n’y a pas assez de produits, et il y a une inadéquation entre l’offre et la demande. C’est le vrai sujet : savoir comment les laboratoires pharmaceutiques font leur prévision de ventes, comment ils anticipent. Ensuite, pendant les périodes de tension, nous avons observé de façon très claire l’effet perturbateur des ventes directes.

Vous avez été auditionné au printemps par la commission d’enquête du Sénat sur les pénuries de médicaments. Quelles propositions avez-vous poussées ? Nous avons constaté que dès l’alerte lancée par l’ANSM sur son site internet, sur l’amoxicilline cet hiver, par exemple, les ventes directes ont grimpé et ont été multipliées par trois. Puis, il y a eu une décision de l’ANSM de fermer le canal des ventes directes. À la lumière des périodes récentes, nous pensons qu’il faut absolument synchroniser la première alerte de l’ANSM et la fermeture du canal de vente directe voire alerter les grossistes-répartiteurs en amont. Car, s’il y a une alerte de tensions, mais pas de fermeture du canal des ventes directes dans la foulée, il n’y a pas de régulation ! En cas de tensions, la première mesure mise en place par les répartiteurs consiste à ne livrer que les clients numéro 1. Il s’agit d’éviter que les officinaux constituent des stocks de précaution, réflexe légitime mais qui aggrave les tensions.

Que répondez-vous à ceux qui accusent l’exportation réalisée par les grossistes comme vecteur de pénuries en France ?

Il n’y a aucun lien de causalité entre les ruptures et les exportations. Savez-vous que la prednisolone a été interdite d’exportation depuis mars 2020 ? Ça fait plus de trois ans, mais ça n’a pas empêché des tensions d’approvisionnement pour cette molécule, tensions qui perdurent Aucun adhérent de la chambre syndical n’a été mis en cause d’ailleurs par l’ANSM pour des pratiques d’exportations qui ne seraient pas conforme à la réglementation, et les agences de répartition sont très régulièrement inspectées.

Ensuite, lorsqu’il y a des alertes sur les stocks et que l’ANSM interdit les exportations, c’est une mesure de bon sens, de précautions pour que des produits qui sont déjà en tension restent en France, et ça ne nous pose aucun problème, c’est parfaitement légitime.

Par ailleurs, le rapport de la Commission d’enquête sénatoriale sur les pénuries de médicaments indique que « la responsabilité des acteurs de la logistique du médicament dans le phénomène des pénuries de médicaments paraît inexistante ».

Pourtant, on entend régulièrement que les médicaments seraient vendus plus cher chez nos voisins européens, favorisant les exportations… Effectivement, les produits vont être vendus plus cher en Allemagne ou en Angleterre par exemple, donc la marge sera supérieure. Mais les grossistes ont l’obligation légale d’approvisionner le marché domestique en priorité, nous n’avons jamais été mis en défaut par l’ANSM sur le sujet. Et d’ailleurs - comme c’est le cas en Allemagne où les pharmaciens ont l’obligation de faire une partie de leur approvisionnement via l’export pour payer les médicaments moins chers - ce sont des entreprises qui ont le statut d’exportateur qui nous sollicitent, mais il n’y a aucune activité de promotion de notre part. Arrêtons de chercher la responsabilité des pénuries chez les grossistes-répartiteurs. Il faut le chercher à la source : l’offre de médicament n’est pas au niveau de la demande.

Est ce qu'une meilleure visibilité sur les stocks de médicaments pourrait être l'une des clés d'amélioration sur les ruptures ?

Nous travaillons à un outil qui permettra de savoir si la référence est en stock ou pas dans les agences de répartition, en fonction des régions et des classes thérapeutiques. Ce ne sera pas un outil à destination du grand public, mais des autorités sanitaires lorsqu’ils en feront la demande De même, pour le plan canicule, on nous demande de surveiller les stocks de produits de réhydratation, et cet outil pourra fournir une carte de France avec la disponibilité des produits concernés.

En termes de transition écologique, quels sont les grands enjeux pour la répartition dans les années à venir ?

Le premier objectif sera de réfléchir à la façon d’optimiser les flux de livraisons. Chaque jour, en moyenne, 7 ou 8 livraisons arrivent en officine : celles des répartiteurs pharmaceutiques et celles des industriels. Il y a donc des marges d’optimisation. Ensuite, c’est vrai que nos livraisons sont encore peu électrifiées, car l’offre de véhicule est limitée et les infrastructures de rechargement manquent encore. Aussi, l’autonomie des véhicules électriques est limitée et les tournées de nuit des grossistes peuvent être longues, dépassant parfois les 400 km en Nouvelle-Aquitaine par exemple. Ce sont des sujets sur lesquels on planche. Mais il faudra évidemment des moyens économiques, et pour l’instant la situation ne nous le permet pas.